Le combat du devenir



Pour toi, Jolène...

On  pourrait en dire des choses sur En finir avec Eddy Bellegueule. Je pourrais commencer par un extrait du livre, les premières phrases par exemple pour vous montrer que c’est un roman dur, un coup de poing. Je pourrais aborder le buzz qu’a fait ce jeune écrivain avec un sujet choc. Je pourrais parler de la polémique qui le secoue en ce moment. Je pourrais donc aussi introduire cette chronique sur un débat : la littérature peut-elle toujours dire la vérité ?

Mais je ne vais pas faire ça. Parce que c’est trop facile, ou trop dur de choisir entre tout ça, mais surtout, il me semble, trop impersonnel. Parce que tout cela est encore un peu flou pour moi, mon avis quant à ces questions, parce que je n’ai pas forcément envie de les aborder en détails, et parce que j’ai surtout envie de parler de ce qui m’a touché, moi. C’est mon blog après tout non ?

Il me semble en effet que la question principale que pose ce roman, c’est : comment devient-on ce que l’on est ?
Naît-on avec une apparence, un caractère, un avenir prédéfinis ? Est-ce donc l’influence de notre environnement, le milieu dans lequel nous évoluons ? Ou est-ce simplement le fruit de notre volonté ?
Un peu des trois, avez-vous envie de répondre, non ? Parce que moi oui. Oh oui. Et c’est un oui sûr, confiant et encore plus affirmé après une telle lecture.

Eddy Bellegueule, c’est un enfant qui croyait être comme tous les autres enfants. Enfin, jusqu’à ce qu’il comprenne que non il n’est pas vraiment comme les autres enfants autour de lui ; parce que lui il a des « manières », une voix aigüe, des goûts particuliers. Alors qu’il devrait être un dur, jouer au foot, ne pas aimer l’école, se battre, boire, aimer les filles et pas jouer aux poupées, aimer le théâtre, les chanteuses de variété … et les garçons. Parce qu’Eddy est gay : « pédale, pédé, tantouse, enculé, tarlouze, pédale douce, baltringue, tapette (tapette à mouches), fiotte, tafiole, tanche, folasse, grosse tante, tata, ou l’homosexuel, le gay ».
Peut-on vraiment dire que cela n’est pas naturel, alors qu’Edouard Louis rappelle tout le long du roman la haine, la violence, les crachats, les insultes, la tristesse, le désespoir peut-être même ; alors qu’il ne cesse d’évoquer cette envie, ce désir, ce besoin d’être quelqu’un d’autre ? Un garçon, un vrai, pour entrer dans la norme et ne pas être rejeté. Tout le long du roman oui, cette nature homosexuelle, mais tout le reste même, sa voix, ses manières, ses goûts, son caractère, tout ne semble être que l’œuvre d’une fatalité qui le pousse à vivre dans le malheur. « De mon enfance je n’ai aucun souvenir heureux. »


Comment faire quand on naît comme cela dans une classe sociale qui ne peut l’accepter ?
Je suis né aimant le théâtre, la littérature, les dessins animés ciblés filles, les poupées, préférant avoir une maison playmobil, ou un palais qu’un bateau de pirate ou des dinosaures, préférant lire plutôt que de jouer au foot.
Il m’est arrivé d’en souffrir –un peu– mais cela ne m’a pas empêché de m’épanouir et de devenir celui que je voulais être … ou celui que j’étais destiné à être.
Alors qu’Eddy Bellegueule, il n’y peut rien, il a ces goûts et ces attitudes particuliers mais il est né dans ce village où il sort du modèle préconçu, où –qu’il le veuille ou non– il est anormal et bizarre.
« Pourquoi pleurais-je sans cesse ? Pourquoi avais-je peur du noir ? Pourquoi, alors que j’étais un petit garçon, pourquoi n’en étais-je pas véritablement un ? Surtout : pourquoi me comportais-je ainsi, les manières, les grands gestes avec les mains que je faisais quand je parlais (des gestes de grande folle), les intonations féminines, la voix aiguë. J’ignorais la genèse de ma différence et cette ignorance me blessait. »
Malgré tout, on voit bien que sa classe sociale et le lieu où il a grandi s’inscrivent profondément en lui. On voit bien dans ce style si riche et littéraire contrastant avec ces extraits en italique, ces phrases parfois fausses par leur syntaxe et bien souvent pauvres ou grossières, extraits de la langue qu’il parlait ou entendait plus petit. On voit bien dans son comportement, son regard sur le monde, son regard sur les élèves du lycée, le premier regard, qu’il portera à sa fuite, son départ pour un lycée loin de chez lui, un lycée d’une meilleure classe sociale, on voit bien oui qu’il est tiraillé entre ce qu’il est et où il a vécu.
Il y a le style déchiré. Il y a le garçon qui tente par tous les moyens de devenir celui qu’on voudrait qu’il soit. Il y a ce qu’il lui reste du passé. Il y a l’enfant perdu qui apprendra à devenir un dur à sa façon.

Et moi je l’admire cet enfant. Parce qu’au final il a fallu qu’il devienne dur. Il a peut-être pleuré, subi, souffert, enduré. Mais il est encore là l’enfant, il est devenu jeune homme, un talentueux écrivain, dans une grande école parisienne, sur le point de créer une collection chez les Presses Universitaires de France. Il a traversé les épreuves, même s’il a fui. Il a supporté tout ça et il a su se trouver, même si ça n’est qu’à 20 ans passés. Il avait la vie contre lui, il avait la contradiction en lui et il s’est construit dessus. Il s’est battu … mais le premier combat qu’il a mené c’était contre lui-même. Et les deux camps ont perdu.

Le problème en fait, c’est que le roman montre bien qu’Eddy il est écartelé entre ce qu’il est et ce qu’on voudrait qu’il soit. Alors il ne reste plus vraiment qu’une solution au final.
Il lui faut devenir qui il veut être.
En acceptant ce qu’il est, en guérissant d’où il a vécu. Et même si une cicatrice guérit, elle ne disparaît pas.
Il fuit, Eddy. Loin de tout ça pour se trouver par lui-même dans un autre univers, parmi d’autres, parmi des inconnus. Dans une seconde partie cet équilibre de la première partie, un équilibre du jour et de la nuit, se brise. Au revoir le lieu où j’ai vécu et l’enfance. Fini Eddy Bellegueule. Et même s’il faudra renouer avec, il faut partir. Claquer la porte, dire Merde. « Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme, / Le cœur gros de rancune et de désirs amers » écrivait Baudelaire « Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, / Plonger au fond du gouffre, / Enfer ou Ciel, qu’importe ? / Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! »

«La fuite est souvent associée à la lâcheté, alors qu’elle est éminemment courageuse. Rompre, c’est se réinventer.»

Moi j’ai eu un peu peur. Parce que ce roman avait l’air sacrément dur, parce que j’avais peur d’être bouleversé de façon violente et parce que j’avais peur des échos que peuvent avoir un tel roman sur moi. Lire la vie d’un enfant devenu jeune homme devenu adulte comme chacun passe par là, c’est pas rien, c’est universel. Parce qu’il y avait la polémique et le débat et le scandale.

Mais j’oublie ça. Je juge l’œuvre littéraire, je juge l’écrit, je juge le personnage, sûrement, le personnage que j’admire, qu’il soit réel ou pas. Il se trouve qu’il l’est. Mais que vont faire les journalistes dans le village d’origine d’Eddy, dans sa famille, dans sa vie ? Quelle intrusion se permettent-ils ? Accordent-ils à l’œuvre une importance ? Ne serait-ce qu’un morceau ? Ont-ils autre motivation que le scandale ?
Je reste à l’écart de cela. Cette vie privée ne me regarde pas. Je juge sur ce que je lis. Et sur ce que je vis. Or moi j’ai rencontré un jeune homme touchant, souriant, très gentil, oppressé par cette omniprésence des journalistes et surtout de la télé.
Alors je ne pose pas d’avis là-dessus. « Suis-je donc un lâche ? » conclurait Hamlet. Peut-être. Ou peut-être pas. Laissez-donc Edouard Louis, sa famille, son village, régler cela ensemble ou du moins sans que la presse ne vienne enfoncer le jeune auteur, encore blessé.
Et de toutes façons moi quand j’entends Edouard Louis parler d’ « excuses sociologiques » pour ce village qui l’a rejeté, de « déclaration d’amour » pour sa mère, je peux comprendre. C’est ce père qu’il critique plus qu’elle. C’est cette mère qu’il dépeint comme une femme conditionnée par le milieu et à qui il tente de s’accrocher, qu’il aime oui, ça se voit. C’est cette famille, ces amis, tous ces gens qu’il présente comme accablés de fatalité par leur classe qui les force, les plie à un modèle.
Qu’est-il alors, lui ? «Je fais l’objet d’un racisme de classe. On ne me pardonne pas d’être un transfuge» dit-il. Un transfuge sans doute. Un enfant né dans la mauvaise classe peut-être … même si c’est sans doute -celle-ci et toutes anecdotes choquantes- qui ne devrait pas être empreinte d’une telle intolérance, qui ne devrait pas non plus être méprisée, mais plutôt aidée. Mais je ne cherche pas ici à parler politique et je ne suis sans doute pas encore assez mûr pour en parler.

Edouard Louis m’a beaucoup touché et remué en moi de profonds sentiments. Son roman … autant que ma rencontre avec lui, au salon du livre, dans la foule, entre William Boyd et Marc Lavoine, avec la télé derrière, cette ambiance oppressante, ma rencontre avec un jeune adulte souriant et sensible.
Un livre qui ne peut laisser indifférent tant les sujets qu’il soulève sont forts, tant la réalité est choquante, tant le témoignage est sincère… comme peut-on se livre à tel point ?
Une œuvre littéraire d’une qualité épatante.
Un récit émouvant.
Une déchirure pour dire au lecteur « réveille toi secoue toi ! ».
Un livre pour dire j’ai été, j’ai grandi là-bas mais je suis devenu.
Mais surtout un élan qui finalement se brise. Mais tout élan finit par se briser. Un oiseau tombe du nid avant de voler. Un enfant tombe avant de savoir marcher.
Alors soyez ceux que vous voulez être.

Un bon article de Libération ...
... un article où j'ai pioché un peu de citations ...
... et un extrait.

Et pour lire un peu sur l'homosexualité et l'homophobie en littérature YA ...
http://bouquinsenfolie.blogspot.fr/2013/10/homosexualite.html

6 commentaires:

pépita a dit…

ouaaah ! je voulais le lire ce roman. Et là, je n'ai plus besoin de le lire, presque...
j'imagine très bien cette rencontre et combien elle a dû être essentielle pour un jeune homme comme toi. bravo pour ce billet ! :)

Gekkou a dit…

Je suis ravie de ton article sur ce roman qui ne m'a pas laissée indifférente non plus.
J'ai aussi eu la chance de rencontrer Edouard Louis, et honnêtement, on n'en sort pas indemne...
Et oui, c'est clair, fuir est aussi un acte de courage, et non de lâcheté. :)

Nathan a dit…

Merci ♥

Nathan a dit…

N'est-ce pas ... !
Il est adorable.

Anonyme a dit…

C'est très impressionnant, à ton âge, d'arriver à exprimer un peu de ce que tu es à travers les écrits d'autrui. Je te souhaite de vivre la vie que tu as rêvé, dans un monde tellement matérialiste, c'est la plus belle chose qui puisse t'arriver :)

Nathan a dit…

Un grand merci pour ce commentaire touchant ...
J'y crois et j'espère ! Merci :3

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