Sur les traces d'Ewilan : Tom Lévêque nous ramène en Gwendalavir avec Pierre Bottero


 

Quand on était enfants, Tom et moi avions l’étrange tendance à ne pas lire les mêmes livres. On dévorait tous les deux des bouquins par dizaines, on avait quelques auteurs fétiches en commun, quand on a commencé à recevoir des SP, nos chemins de lecture se croisaient… Mais la plupart du temps, on se contentait de se rabâcher l’un l’autre les oreilles avec nos histoires favorites sans vraiment les échanger. D’une certaine manière, on lisait double.

 

J’ai donc entendu parler de Pierre Bottero des centaines de fois étant ado, et je ne l’ai lu que des années plus tard, en 2022… (Honte à moi.) Comble de l’ironie, j’ai même rencontré l’auteur au SLPJ, en 2008, ce qui fait que ma trombine est dans le livre que Tom publie aujourd’hui chez Rageot, « Sur les traces d’Ewilan ». Vous pouvez me voir, en introduction, aux côtés de Tom et de Bottero, maman est derrière l’objectif, bien entendu. J’ai souvenir d’une rencontre marquante, celles qui font le bonheur de Montreuil. Une rencontre avec un auteur généreux et chaleureux, qui transperce les pages de l’ouvrage dont je vais vous parler aujourd’hui.


La Quête d’Ewilan a 20 ans cette année. Et Rageot publie à cette occasion un livre hommage à Pierre Bottero, une enquête dans les pas d’Ewilan pour savoir qu’est-ce qui fait que cette trilogie de fantasy (bientôt doublée d’autres trilogies et romans dans le même univers) a marqué toute une génération de lecteurs et lectrices et qu’est-ce qui fait que, 20 ans plus tard, elle continue de séduire de nouveaux lecteurs et de les marquer profondément.

 

Mon avis ne va pas vous paraître très objectif, étant donné que Tom est mon jumeau, avec qui j’ai fondé les éditions du Grand Peut-Être. Mais sachez que je n’avais quasiment rien lu de cet ouvrage avant de recevoir le SP. J’avais juste entendu Tom en parler (très souvent !) ces deux dernières années et j’ai suivi les pérégrinations de son enquête. Croyez-moi, cette enquête l’a animé profondément ces derniers mois et ses rebondissements étaient pour moi aussi un petit feuilleton !

 

J’ai dévoré ce livre comme un roman, quand bien même il s’agit d’un ouvrage théorique. J’ai aimé la construction dynamique et intelligente, le propos historique et thématique qui fait le fil rouge de l’ouvrage mais s’entrecoupe de portraits, de témoignages, de citations, d’encadrés, d’illustrations. J’ai aimé la mise en page dynamique et colorée de Delphine Mérieau, tout ceci n’étant pas sans rappeler notre En quête d’un grand peut-être, qu'elle a aussi designé, dans le sillon duquel cet ouvrage s’inscrit forcément. J’ai aimé le fait que de nombreux autres autrices et chercheuses s’invitent dans l’ouvrage pour élargir le propos, le regard, la réflexion. J’ai aimé le style de Tom, tout aussi fluide que dense, tout aussi neutre qu’incarné, tout aussi passionné que passionnant.

 


Que vous ayez déjà lu Ewilan ou pas, je ne doute pas que cet ouvrage vous plaira. Les uns y verront un hommage à une saga qui ne peut que les avoir marqués, et aimeront retrouver entre ces pages l’essence de ce qu’a été Pierre Bottero et de ce qu’il reste à travers ses livres. Les autres y verront la passionnante exploration d’un chemin de la littérature ado (vous voyez, En quête d’un grand peut-être a ouvert en grand les portes d’un monde dont il y a encore tout à explorer…). Parce que c’est ça, Ewilan : un morceau d’histoire, qu’on regarde sous toutes les facettes comme une sphère graphe et dont Tom a réussi à se saisir ici…

 

Que ceux qui ont peur qu’un tel ouvrage vienne profaner une œuvre intouchable ne s’inquiètent pas : ce travail, Tom l’a fait avec tout le respect qu’il a pour cet auteur. Celui-là même qui l’a mis sur les traces de l’écriture. Et avec tout l’amour du marchombre qu’il a été sur les traces de ses personnages préférés. Le livre ne démystifie pas le travail de Pierre Bottero. Il montre, sous bien des aspects, comment il a marqué l’histoire de la littérature jeunesse mais aussi de la fantasy en France. Il montre l’intelligence de son écriture, l’ampleur de l’univers qu’il a construit et la magie qui animait son travail d’auteur. Les personnages, dit-il souvent en filigrane de ce texte, « l’appelaient ». Il montre aussi, dans les premières parties du livre, qui sont sans doute celles qui m’ont le plus passionné, tout le contexte dans lequel s’inscrit La Quête d’Ewilan : la place de la fantasy et de la littérature jeunesse en France à l’époque, la révolution qu’ont été ses personnages (une héroïne ! un allié (et love interest) noir ! des femmes libres, indépendantes et solidaires !) et l’impact qu’il a eu pour Rageot et la littérature ado. Mais sans doute que ce qui transpire le plus du livre (et c’était le but premier de la publication : un hommage !), c’est la place qu’avaient les lecteurs dans le travail de Pierre Bottero. Et la place que lui-même donnait à ses « fans » (bien qu’il réfute le mot) en leur écrivant, en les soutenant, en leur répondant, en les lisant, en les rencontrant. Pierre Bottero était tout à la fois un mentor, un guide, un modèle, mais jamais une idole, un gourou ou un mythe. 

 

C’est tout ça, qui m’a marqué, en lisant Sur les traces d’Ewilan.

 

J’ai été ému, quand après des dizaines de pages de recherches, de réflexions, de portraits et de citations, on arrive à la partie sur les lecteurs et que, de plus en plus, le texte s’émaille de citations du blog sur lequel écrivait Pierre Bottero à l’époque. Comme si sa voix nous revenait. Comme s’il était encore là pour eux.

J’ai été touché, de voir l’enquêteur derrière l’auteur. De voir Tom déployer ses sources, ses entretiens et ses recherches au fil de l’ouvrage et notamment dans les très courts inter-chapitres, où il se met en scène sur les traces d’Ewilan… ou plutôt sur les traces de Pierre Bottero, qui a longtemps été son maître. Ce livre semble alors autant un moyen de lui rendre hommage que de s’en émanciper. Comme tous les lecteurs qui parlent de lui dans la partie témoignages.

J’ai été sidéré de voir la trace que Pierre Bottero a laissée. Une empreinte profonde. Tout ce qu’il a laissé derrière lui (des dizaines d’interviews, des entretiens dans lequel il se livrait et prenait du recul sur son travail d’auteur et sur sa relation aux lecteurs, un site sur lequel il était très actif, des histoires par centaines, que les personnes qui ont croisé son chemin racontent avec beaucoup d’émotion), tout cela raconte l’humain qu’il était derrière l’auteur.

J’ai été fasciné de voir combien cet auteur a eu une importance dans l’histoire de la littérature jeunesse, qui va au-delà-même de tout ce que j’imaginais. Pierre Bottero a marqué sa génération, participé d’un essor de la littérature jeunesse mais aussi influencé de nombreux écrivains et écrivaines qui se revendiquent aujourd’hui comme les « élèves » de son écriture. La littérature ado, croyez-le, n’est pas une sous-littérature qui n’est bonne qu’à évader quelques ados en mal d’imaginaire. C’est une littérature dont l’Histoire est certes encore jeune mais qui a pourtant déjà ses classiques, ses jalons, ses auteurs phares et ses œuvres qui feront date. Ewilan est déjà de celles-là.

 

Je n’en doutais pas quand, enfin, j’ai lu Ewilan, en 2022. Il ne m’a même pas fallu un été pour dévorer les deux trilogies. Il ne m’a pas même pas fallu finir la première trilogie pour faire un pas sur le côté, et finir en Gwendalavir, un monde dont on ressort à contre-cœur mais dans lequel Tom nous ramène.

 

 

 


Sur les traces d'Ewilan

Tom Lévêque

Éditions Rageot, 192 pages (en couleur !), 18€

Lancement à la librairie de Paris le 26 octobre à 19h ❤️

 

Paraddict, le roman ado surprise de l'automne


Ces derniers temps, lorsqu'on me demandait en librairie quels étaient mes derniers coups de cœur en littérature ado, je ne faisais que de répondre, avec une ferveur grandissante : Paraddict. J'en ai parlé il y a quelques jours à la Librairie Gréfine en disant : "oh, il doit m'en rester la moitié"... Eh bien, si j'ai lu deux tiers de manière lente mais passionnée, à mesure que mon emploi du temps me le permettait, j'ai fini le roman sans plus pouvoir le lâcher, quitte à repousser mon heure de coucher...

Vous la connaissez, la sensation qui vous prend quand, au bout d'un excellent roman, il vous reste trois chapitres que vous voulez à tout prix dévorer pour connaître la fin tout en priant pour ne pas quitter cette histoire ? C'est ce que m'a fait Paraddict, qui entre sans aucune hésitation dans la liste de mes meilleures lectures de l'année, voire des meilleurs romans ados que j'ai lus dernièrement...

Je l'ai pourtant commencé sans en avoir aucune attente. J'avais à peine lu le résumé et le communiqué de presse, juste été attiré par cette illustration d'un Paris futuriste et aimé l'ambiance dystopique qui semblait se dégager de l'ensemble. J'avais je crois, à ce moment là, envie d'une brique comme celle-ci, un roman univers qui vous enveloppe pour l'automne. Mais Paraddict est bien plus qu'une dystopie. C'est tout à la fois de la science-fiction, du polar, un roman de famille et une réflexion politique et philosophique.

On est en 2071. La planète a été, on le comprend petit à petit, défigurée par les pandémies, les catastrophes climatiques et le capitalisme et nos sociétés ne forment plus qu'une seule grande entité dont les pays sont des régions. La force du roman est cependant de ne pas nous décrire ce nouveau monde, mais de distiller de chapitre en chapitre des informations qui nous permettent d'en dessiner les contours... Et de glisser dans ses zones d'ombre notre propre imaginaire. Extinctions progressives d'espèces animales, invasions de crapauds, tempêtes de sable, couloirs de métro inondés quotidiennement et charriant son lot de déchets et de pigeons morts... Le monde qu'invente Pauline Pucciano est tout à la fois familier de nos imaginaires communs quant à un futur pessimiste et en même temps original, subtilement construit et terriblement réaliste.

Dans cette société alarmante qui est plus qu'un décor, on plonge dans une cellule familiale qui va trahir de manière intime les tensions politiques et sociales globales. On y suit trois personnages : Elzé, la grande sœur, promise au poste suprême de Secrétaire générale, Alvar, le second, le flic qui a les pieds sur terre et Abel, le troisième, le fils prodige qui entre dans les services secrets de la World Administration...

Je ne sais même pas par où commencer pour vous dire combien tout, dans ce roman, m'a séduit.

J'ai aimé cet univers qui se révèle par petites touches, et qui dessine dans le futur le portrait terrible de notre présent. Pour écrire Paraddict, l'autrice a pris une à une les problématiques de notre société, ses vices et ses enjeux, pour se demander ce qu'il adviendrait si elle poussait tel ou tel curseur. Ce n'est jamais caricatural, mais au contraire édifiant

J'ai aimé la façon dont elle traite toutes les thématiques qui découlent de ce jeu littéraire. L'écologie, le futur, les tensions mondiales, les maladies. L'existence du Paraddict, un réseau social à l'extrême, un métaverse où l'on interagit par le biais d'avatars plus parfaits que nature, un espace de création et de liberté qui réinterroge notre rapport à la réalité. La politique, dont l’autrice a décidé de nous montrer les coulisses dans un roman qui se joue moins de l'action que des intrigues du gouvernement. Grâce au personnage d'Elzé, on observe un gouvernement prendre des décisions, choisir comment communiquer dessus, comment s'organiser, comment évoluer, mais aussi comment manipuler, mentir et cacher. La technologie et l'intelligence artificielle, dont les frontières déontologiques et même humaines sont interrogées de manière profondément philosophique et absolument vertigineuse. 

J'ai aimé ces personnages complexes, humains. Alvar, simple et juste, dans les valeurs de qui il est plus aisé de se reconnaître. Le séduisant Abel, qu'on a envie de détester pour sa perfection ou dont préfère tomber amoureux... Et qui va, petit à petit, révéler ses failles. Elzé, l'aînée brillante à qui tout réussit, mais que les chemins du pouvoir vont peut-être métamorphoser. 

J'ai aimé, surtout, le rythme du roman. Dense, ambitieux, épais, Paraddict est un livre assez vite addictif, mais qui se délecte plus qu'il ne se dévore. L'intrigue avance doucement, à mesure que l’autrice déploie les frontières de son univers et agence sur l'échiquier de la politique les différents pions que sont ses personnages. Les trajectoires de ceux-là se dessinent, les enjeux et les obstacles qu'il vont devoir affronter s'érigent inéluctablement, les croisements entre leurs routes se présagent, tendrement, sensuellement, ou douloureusement. Et c'est une fois tout en place que, comme au plus haut d'un manège qu'on aurait escaladé sans même se rendre compte de l'altitude qu'on prenait, les événements se précipitent à vitesse grandissante. 

Avec une plume complexe, exigeante, mais incroyablement fluide et parfois traversée de poésie, de littérature et de philosophie, Pauline Pucciano nous livre un roman ado abouti, brillant et passionnant, qui m'a surpris par sa densité et profondément interrogé. Elle met en place un rythme lent (mais addictif) qui se refuse à sacrifier la puissance de ses réflexions et le développement de la psychologie de ses personnages au profit de la vitesse des rebondissements. Elle nous propose un thriller futuriste extrêmement complet qui prend le temps de mettre en parallèle la cruauté du cercle familial et celle de la politique de tout un monde pour finalement tout laisser au bord de l'implosion. Un grand roman de notre temps, subtil et magistral. 



19€, Gallimard Jeunesse

Jusqu'où serons-nous prêts à aller pour sauver l'humanité? Un thriller brillant et addictif.

2071. Entre chaleur équatoriale et alertes à la bombe, le monde est en proie à l'insécurité et son gouvernement semble en panne de solutions... Flic désenchanté, adepte du Paraddict, un univers virtuel où la liberté individuelle a encore une signification, Alvar Costa enquête sur un meurtre qui risque de révéler un projet politique particulièrement dérangeant. Mais il va devoir composer avec son frère Abel et leur sœur aînée, Elzé. Ces deux-là se sont fait une place dans les hautes sphères de la World Administration. Et ils entendent bien protéger à tout prix les secrets du gouvernement... 

Lettre à toi qui m'aimes en 15 gif

Quand Sarbacane m'a proposé de participer au blogtour de Lettre à toi qui m'aimes, j'avoue ne pas avoir hésité longtemps à sortir mon blog de l'ombre pour l'occasion. Je n'avais certes pas encore lu ce (sublime) petit roman paru début avril, mais j'étais tombé amoureux, un an auparavant, du premier roman de cette autrice que je connais et suis depuis de nombreuses années. Julia Thévenot, aujourd'hui, représente pour moi un petit paquet de choses drôlement chouettes qui, les unes avec les autres, font d'elle une personne à laquelle je tiens beaucoup et que j'admire énormément. D'abord blogueuse émérite (on en reparle juste après) et amie de mon jumeau Tom, elle a un jour débarqué dans le premier appartement que mon frère et moi habitions à Bordeaux, chargée de rires et de folie, et j'ai moi-même appris à la connaître. Ensuite éditrice, je l'ai vue arriver chez Sarbacane pleine d'envies, d'intelligence et de sensibilité pour épauler l'équipe dans sa géniale production de romans avec les collections Exprim' et Pépix. Finalement autrice, j'ai guetté la sortie de son premier roman, Bordeterre, avec un mélange de hâte et d'appréhension avant de me laisse complètement déborder dans son univers qui m'a littéralement enchanté. Autant dire que j'étais fier, heureux et ému de publier sa nouvelle Ding ! dans En quête d'un grand peut-être : guide de littérature ado que Tom et moi avons écrit et publié début décembre 2020 dans notre propre structure éditoriale, les éditions du Grand Peut-Être.

 

Bref, quand Sarbacane m'a proposé de participer au blogtour de Lettres à toi qui m'aimes, j'ai dit oui sans plus tarder parce que je savais que ce roman serait une nouvelle pépite (qui ne laisse plus tellement de doutes sur le fait que Julia sera bientôt une autrice incontournable en littérature ado  : suivez-la !) mais il a fallu que je me creuse les méninges pour trouver COMMENT rendre hommage à sa plume et à son roman. Mon désarroi était d'autant plus grand quand j'ai vu la liste d'idées que déployait l'équipe de blogueur·euses, de booktubeur·euses et de Bookstagrammeur·euses pour ce blogtour : playlists, interviews, portrait chinois, live, concours... Mes accolytes ont redoublé d'inventivité pour honorer le texte de Julia et vous retrouverez la liste de leurs articles plus ! Et quand j'ai reçu Lettres à toi qui m'aimes, je suis tombé dans des affres de questions : comment, mais comment rendre honneur à ce texte qui dit avec génie et désinvolture l'amour et l'adolescence ?!

 


 

Avec un peu de temps, quelques cheveux arrachés et un peu d'angoisse, une idée de dernière minute (sinon, ce n'est pas drôle, n'est-ce pas ?) m'est venue : vous parler de Lettres à toi qui m'aimes en quelques gif, choisis çà et là en en écumant des centaines. Parce que si vous suivez le blog de Julia, Allez vous faire lire, vous connaissez son talent (et vous allez voir que le mien est bien moindre à côté...) pour trouver des gif drôles et étonnamment pertinents pour illustrer chacun de ses articles. Parce que l'adolescence, c'est aussi s'échanger des tas de messages virtuels, de memes et de gifs éloquents. Parce que malgré tout ce que je vais pouvoir écrire de dramatique et d'émotion dans cette chronique, Lettre à toi qui m’aimes est, comme l’est sa pétillante autrice, traversé d’humour, de légèreté, d’insouciance.

Cette introduction était beaucoup trop longue, non ? Alors on y va ?

 

Musique, maestro


  

 
Au début du roman, nous rencontrons quelques personnages qui vont, tout au long de cette histoire, évoluer jusqu'au passage du bac. Jobs (le batteur qui mène tout le monde à la baguette), Dudley (le bassiste amoureux) et Pénélope (dite Penny, la chanteuse et claviériste qui rêve de musique) recherchent un guitariste pour les Moonatics, leur groupe de rock progressiste. C'est ainsi qu'ils rencontrent, et recrutent, Yliès, qui est plutôt métal, mais prêt à jouer du rock, qui est plutôt timide, mais prêt à devenir leur pote. 
 


 
Au-delà d'être le point de départ de l'histoire de ces ados un peu marginaux qui jouent, révisent et boivent des bières dans un garage, la musique est un élément qui habite tout le roman, de l'écriture jusqu'aux thématiques en passant par la façon dont les personnages vivent leurs émotions. Avec un style très musical de par la forme du texte (quelque part entre la prose, les dialogues et le vers libre) dont on reparlera, Julia Thévenot raconte l'adolescence comme elle écrirait un album (musical). Le rythme, magistralement orchestré, nous emmène quelques mois dans la vie d'Yliès, Pénélope et de leurs amis en suivant le tempo de leur quotidien. Cours, répétitions, moments doux entre amis, émois amoureux, tensions sensuelles et cœurs brisés : le texte emporte le lecteur dans la vie de ses personnages et chacun d'eux, chacune de leurs émotions, chacune de leurs journées est comme un instrument qui joue avec les autres. Parfois synchro, parfois dissonants.
« c’est ridicule à dire ainsi – tu me plais. Mais c’est vraiment ça. Comme un riff, tu sais. De ceux qui te traversent et te laissent à la rue. Qui te tabassent jusqu’à ce que tu n’en puisses plus ? Mais tu en demandes encore, tu vois, tu rappuies sur play juste pour ce riff-là, qui te fait ressentir quelque chose d’inconnu… c’est… ça. Que je ressens. (...) TU me plais comme ça. Je
            
t’aime, »

Miettes de cœur brisés



 

Très vite, dès le début même, dès la première note, Pénélope plaît à Yliès, Yliès plaît à Pénélope.  Ils se tournent autour, se chamaillent, se séduisent, se frôlent et s'électrisent. Mais Pénélope comprend trop vite qu'Yliès ressent quelque chose qui dépasse cette simple électricité. Lui l'aime. Elle pas.

Mais ce qui rend le roman particulièrement puissant, et touchant, c'est que cette brisure entre eux s'illustre dans le texte même et la forme des vers libres rend l'histoire aussi terrible qu'insouciante.

« Quelque chose en tout cas m’a fait reculer à l’intérieur de moi. Je ne voulais pas de tes doigts sur moi, ça m’est tombé dessus comme ça.
J’ai su, avec une douce certitude, et souri différemment à partir de là :
Tu me plaisais presque,
                                    mais pas.
*
A mon contact, en revanche, chaque parcelle de toi
                                                                                        - chantait »

Dès ce moment, Pénélope esquive Yliès, cherche à lui faire comprendre que leur amour n'est pas réciproque, et met avec elle le lecteur dans la gène d'une situation cruelle. On comprend avec elle qu'une histoire d'amour déçu, ce n'est pas seulement un amant blessé, mais aussi un ami qui souffre. Transpercée d'émotions contradictoires qui la remuent et l'ennuient tout à la fois, Pénélope compatit pour Yliès, qu'elle ne veut pas perdre tant elle tient à lui. Le garçon est rendu presque pathétique dans le regard de Penny, qui reçoit l'amour sans pouvoir le redonner, et voit dans chacun de ses gestes le désir en ébullition. Partagée entre ses émotions contradictoires, elle se retrouve déchirée entre son amitié pour Yliès et la colère qu'elle ressent à son égard. Mais peut-on seulement brider ses sentiments ?

 

 

Avec une habilité désarmante, Julia Thévenot dit avec une pitié teintée de tendresse les émois de l'amour exacerbés par l’adolescence.

« Entre nous,
Il y a un paquet de trucs qui n’arriveront jamais.

Jamais mon nez dans ton cou, jamais tes lèvres sur les miennes.

Jamais ma main dans tes cheveux en un geste caressant, ces gestes d’enfant qui durent un millier d’années, un instant.

Jamais je ne volerai ta moustache-chocolat d’un coup de langue comme dans une publicité Ricoré,
Arrête de rêver. (...)

Le mieux serait que tu acceptes »

 

Écrire l'adolescence

 


 

Vous aurez compris, en me lisant, combien ce roman évolue sans cesse sur le fil d'émotions contraires. C'est là, pour moi, le génie de l'autrice : écrire l'adolescence. Si cette chronique vous laisse imaginer un roman intense et déchirant sur la rage adolescente et l'amour quand il devient un ouragan dans nos ventres

(et c'est le cas, d'une certaine façon - tant et si bien que le texte explose en vers libres, en ponctuation éparpillée, en phrases en suspens et en mise en page envolée),

 

 

c'est pourtant un livre léger. Funambule de l'écriture, Julia Thévenot maintient l'équilibre entre la passion d'Yliès, qu'on voit poindre dans la densité de ses regards et le lyrisme de sa déclaration d'amour, et l'indifférence de Pénélope, qui cherche l'amour et la sensualité dans les bras du fantasmagorique Côme.

 

Et je crois que si ce roman plaît tant, c’est justement parce qu'il illustre bien ce qu'est, pour moi, la littérature ado, et pourquoi elle nous touche tant (y compris les adultes qui osent mettre un pied en terre inconnue). En parlant du premier amour, celui qui ébranle, celui qui réveille les sens, celui qui laisse à rêver d'une première fois, celui qui marque, elle parle de l'amour en tant que tel. Avec une intensité féroce et une désinvolture libératrice, Julia Thévenot parle d'amour aux adolescents, sans les prendre de haut ni les oublier dans l'histoire. L'énergie qui nous habite quand on tombe amoureux vient de l'intensité de l'adolescence. Alors pourquoi l'intellectualiser, quand on peut simplement le raconter ?

 

 

 

Best Friends For Ever

Mais Lettre à toi qui m'aimes n'est bien sûr pas qu'une histoire d'amour, d'hormones et d'adolescence. C'est aussi une histoire d'amitié. Tout au long du roman, on suit un groupe de quatre ados, et de leurs camarades qui gravitent autour, et on s'insère progressivement dans les dynamiques et les émotions qui font vibrer leurs amitiés. En filigrane, Julia Thévenot explore ce qu'est l'amitié et la frontière floue qui sépare les relations. Où naît l'amour, dans tout cet imbroglio d'humains ?

« Tu me plais terriblement comme acolyte de beuverie musicologique, comme partenaire de Mario Kart, voisin d’épaule de concert au 28, effleureur de bord de frigo à la limite, mais pas comme enjôleur de nuit épaisse, éparpilleur de sens, recolleur d’âme et partageur de céréales. »

Lettre à toi qui m'aimes, finalement, c'est aussi une lettre pour tenter de comprendre. Comme une longue pensée, un monologue, un roman qui tente de dire l'amour tout en sachant que l'amour, justement, ne se dit pas, mais se vit (et se raconte !).


 

 Du vers libre à l'ironie

Comme je l'écrivais plus haut, c'est aussi la forme de ce court roman qui le rend intéressant et aussi percutant. Entre prose et vers libre, l’écriture de l'autrice est à la fois beaucoup plus chantante et plus légère que si elle l'avait raconté de manière classique. Avec un petit quelque chose du lyrisme qui habite l'adolescent emphasique lorsqu'il laisse sortir ses émotions mais surtout avec une musicalité, une fluidité et un art de la narration efficace, Lettre à toi qui m'aimes m'a emporté et je n'ai pas pu le lâcher avant de l'avoir terminé (littéralement, je l'ai lu en une soirée). Mais si ce roman s'écrit dans une langue libre et rafraîchissante, qui ne souffre pas d'être trop littéraire et porte en elle le plaisir simple de raconter, on prend aussi un grand plaisir à entendre le texte résonner de rimes et de rythmes propres à la poésie. En dépit de ce que dit le petit garçon du gif ci-dessous, quel plaisir de lire un texte si justement dosé, si bien écrit, si bien construit et émaillé comme elle sait si bien le faire d'images astucieuses et poétiques.

« je me mordais les poumons en dedans parce qu’en le disant, tu m’avais regardée. »

 


 

L'énergie de sa narration tient cependant d'une autre chose qui caractérise pour moi très bien Julia et la force de ce roman, c'est son ironie. Comme je l'évoquais plus haut, l'astucieux parti pris de voir l'amour de l'autre côté, du côté de la personne qui, en fait, est un peu embarassée par tout cet amour qui lui tombe sur le coin de la tête, permet à l'autrice un point de vue aussi juste qu'orignal sur l'adolescence. A la manière de Clémentine Beauvais dans Songe à la douceur (comme l'évoquait si justement Alexandra dans sa vidéo d'hier !), elle théâtralise l'adolescence avec sarcasme, un brin de moquerie, mais aussi un paquet de tendresse.


 

Un pas en avant

 

 

 

Et ce qui m'a plu, enfin (s'il fallait encore quelque chose pour vous convaincre), c'est la façon qu'a l'autrice d'ouvrir ces adolescents sur leur avenir. Cette histoire d'amour fait part entière de leur histoire personnelle, elle a un début, des rebondissements, une résolution. Mais c'est en fait juste un morceau de leur histoire, qui s'entremêle d'ailleurs dans le roman à plein d'autres problématiques du quotidien de ces adolescents, du lycée à la famille, de leur passion pour la musique aux fêtes alcoolisées, de l'amitié à l'amour.


Alors, pour finir le roman, Julia Thévenot met ces ados face à leur avenir. C'est aussi ce qui leur permet de réfléchir, de relativiser, de mettre les choses en perspective, et de regarder en avant. J'ai aimé ce regard vers l'avenir. J'ai aimé, ce retour au réel : malgré les émois, l'amour et les drames, il y a toujours le bac, les parents et l'orientation. J'ai aimé que l'adolescence redevienne un élan.

 « D’un coup, tout se métamorphosait au-dedans et au-dehors de nous le monde adulte nous accueillait, gosses frénétiques et agités ; on voulait le mordre par tous les côtés, sentir son jus de vie couler sur nos corps – c’est la période où tous les mômes de dix-huit ans se tapent des rails métaphysiques ; on aurait pu faire de vraies conneries, être retrouvés morts – heureusement,
les darons étaient là pour nous rappeler les vraies questions,
et, bim, on s’est pris dans les dents une première porte :
   
                                                   l’orientation. »

 


 

Allez, on trinque ?


Si je ne devais dire que deux mots, ce seraient : lisez-le. Une soirée à dévorer un bon roman sur votre canapé en vous prenant une bonne claque d'émotions et d'adolescence, ça ne vous tente pas ?


Avec Lettre à toi qui m'aimes, Julia Thévenot livre un récit malin, percutant, court et néanmoins dense sur l'adolescence. C'est un roman qui contourne l’amour pour en parler avec beaucoup de justesse.  

Elle propose avec cette histoire de coeurs brisés et d'amitiés questionnées un récit tendre et cruel de nos adolescences. Elle arrive à briser nos petits coeurs de lecteurs tout en les recollant, elle nous fait rire et penser, elle touche droit au but en peu de pages.

Magistral. 💘


« J’en ai fait tomber mon assiette en carton – pas de colère ; elle a simplement glissé d’entre mes doigts en même temps que mo cœur dans mon estomac
Et tandis que mes pieds se recouvraient de pesto et mozza ;
Les pâtes
se sont éparpillées
comme mes
pensées. »

 


 

 

 


Comme je le disais au début de l'article, celui-ci a été écrit dans le cadre du Blogtour Lettre à toi qui m'aimes organisé par Sarbacane pour la parution du roman ! Courez voir les créations de tous mes acolytes, réunis dans l'image ci-dessus, ils ont fait preuve d'une inventivité, d'une créativité et d'une originalité folle pour présenter cet incroyable texte. 💗

Et demain, rendez-vous chez Val et ses livres pour la suite du Blog Tour !


 

Le fougueux pays des histoires : Alma de Timothée de Fombelle


La première fois que j’ai entendu parler d’Alma, au-delà de la joie extatique qui m’habitait à l’idée d’une nouvelle grande histoire signée Timothée de Fombelle (on ne change pas une équipe qui gagne, n’est-ce pas), j’ai d’abord été gaiement étonné d’apprendre que son prochain héros serait une héroïne. Pour un auteur qui donne toujours vie à des personnages secondaires féminins hauts en couleurs – de la mystérieuse Elisha à l’envoûtante Oliå en passant par la tempétueuse Ethel et la rassurante Mademoiselle – cela annonçait une héroïne incarnée et un vent de nouveauté peut-être pas si anodin. Après Tobie, Vango, Joshua Perle… ce serait donc Alma. Alma. Un nom derrière lequel Timothée de Fombelle annonçait une épopée entre trois continents au temps du commerce triangulaire. Un nom et un synopsis qui tiraient derrière eux le parfum des embruns, la piqûre du sel, la morsure de l’océan et le vent de l’exil. Evidemment. Si Timothée de Fombelle envoyait une héroïne arpenter les lignes de son nouveau roman, c’était pour mieux renouer avec ses thèmes de prédilection : « la routine, l’exil, les grands espaces », comme il le dit dans une interview qu’il a accordée à Babelio, site pour lequel je travaille. J’avais vu juste. Non pas par un incroyable talent de perspicacité, mais car c’est bien là le talent de Timothée de Fombelle à dresser un décor et une histoire en trois mots tendus comme un cadeau. Cependant, j’étais loin de me douter des éléments qui venaient encore derrière, accrochés à ce roman comme des coquillages à la poupe d’un bateau. Le souffle de la trilogie, l’enivrant présent des contes, la farandole inattendue de personnages qui font se demander au lecteur s’il n’y a pas plutôt une poignée de héros et héroïnes à ce roman, la douleur de l’histoire réveillée par la vie, le tissu de la réalité et de l’imaginaire que mon auteur favori sort d’un placard pour nous en couvrir le temps de quelques dizaines de pages. On ne connaît jamais mieux les secrets d’une histoire qu’en s’asseyant pour l’écouter. Et celle-ci, contée par Timothée de Fombelle, m’a une fois de plus emporté. Serez-vous surpris d’apprendre qu’Alma m’a enivré et renversé le cœur et que je n’ai plus qu’une hâte, après vous avoir enjoint à le lire : pouvoir lire la suite ? Embarquez donc avec moi le temps d’une chronique et larguons les amarres vers le fougueux pays des histoires.

Le pays des histoires, c’est d’abord celui des Okos. Les Okos, c’est la douce astuce de Timothée de Fombelle dans la tempête de son histoire, de l’Histoire. C’est grâce à ce peuple fantasmé qu’il embarque le lecteur, qu’il ajoute une couche de mystère à la trilogie et qu’il lui donne une impulsion. Comme un coup de talon sur la croupe d’un cheval, le mystère des Okos que Timothée de Fombelle selle au début du roman donne l’impulsion à l’histoire pour se mettre soudain à galoper dans l’imaginaire du lecteur. Une vallée de bonheur, une dernière famille, une Alma qui va être jetée dans les chemins de l'Histoire, une paix fragile comme une toile d’araignée. Il suffit d’un souffle et de quelques chapitres et la machine est lancée.

Mais comme je l’évoquais en introduction, ce qui m’a particulièrement frappé dans ce nouveau roman, c’est sa large et fourmillante galerie de personnages qui se battent le premier rôle. Si la trilogie porte le nom d’Alma et bien qu’on voie vite l’intrigue se nouer autour d’elle comme le fruit autour de son noyau, Timothée de Fombelle nous embarque aux côté de plusieurs figures fortes et attachantes, à commencer par sa famille. Elle était certes vitale dans ses précédents romans – ses héros étaient souvent en fuite vers leur propre histoire et en quête d’une famille – elle est ici à l’origine de l’aventure et l’on suit presque tous ses membres séparément. Cela s’explique par un simple et important tour de passe-passe d’écrivain. Plutôt que de renverser la chronologie dans tous les sens à la façon de Tobie Lolness et Vango, Timothée de Fombelle remet ici les choses dans l’ordre chronologique, raconte son histoire au présent et donne ainsi un sens nouveau à sa narration. (Il en parle lui-même dans la vidéo qui sortira sur ma chaîne incessamment sous peu… !) Son histoire trouve dans cette construction une vitalité flamboyante et un enjeu puissant : le but d’Alma – rassembler sa famille semée aux quatre vents – devient celui du lecteur. Et la famille n’est pas un idéal ou un souvenir lointain rêvé par son héros mais un paradis perdu auquel on a nous-même goûté. Mais plus encore que la famille d’Alma, ce sont plusieurs personnages d’abord déconnectés de sa trajectoire qui vont faire irruption dans le roman. Joseph d’un côté, le matelot intrépide, joyeux mais mystérieux. Amélie, aussi, la fougueuse, fascinante et coriace jeune Rochelaise.
« S'il l'éteignait, maintenant, il resterait assez de lumière pour toute une vie, car deux petits feux viennent de s'allumer devant Joseph. Les yeux d'Alma. »
 Peut-être aurez-vous le sentiment, en me lisant, que Vango était déjà passé par là question fresque de personnages ébouriffante. Mais la particularité d’Alma, c’est bien la place qu’ils tiennent dans l’histoire. Tout autant héros et héroïnes les uns que les autres, leur fils narratifs respectifs se lient avec habilité et même sans flashbacks, Timothée de Fombelle surprend par la limpide complexité qu’il crée avec tout ça.


Alors oui, certains passages, notamment dans La Belle Amélie, ont légèrement égaré mon attention. Là où les pesants mystères de La Rochelle et l’envoûtante magie des Okos m’ont happé, cet impressionnant navire, lieu d’intrigues et de tensions, m’a parfois un peu plus ennuyé. Difficile de comprendre s’il s’agit d’un simple désintérêt personnel (j’ai pourtant adoré les quelques chapitres de Tous les bruits du monde qui flairaient bon le goût du sel et les histoires de pirates des Trois vies d’Antoine Anacharsis)… ou plutôt de quelques longueurs qui auraient mérité d’être élaguées pour fuser sur l’écume.

Mais cet aspect de mon point de vue reste minime, c’est le grain de poussière un peu gênant qu’on a tôt fait d’oublier tant l’ensemble est solide et brillant. Il faut reconnaître aussi que si Timothée de Fombelle revient avec Alma à une série de romans un peu plus jeunesse que ne l’étaient ses derniers grands romans (Le Livre de Perle ou Vango), ce n’est pas une raison pour dire que sa plume perd en subtilité, sa narration en tension et ses sujets en densité. Timothée de Fombelle a souvent dit que la littérature jeunesse était un défi pour lequel il faut se mettre sur la pointe des pieds, à hauteur de l’imaginaire des enfants. Il le prouve avec ce nouveau roman, qui prend place à la fin du XVIIIème siècle, en pleine traite des noirs. Le sujet du racisme toujours aussi important aujourd’hui, et malheureusement d’actualité, est ici abordé avec humilité et ambition. Il transperce l’aventure mais aussi l’écrivain qui transparaît presque derrière ses personnages, comme pour dire au lecteur qu’il a besoin d'aide à comprendre. Avec Alma, Timothée de Fombelle raconte mais n’explique pas. Il n’explique pas la cruauté. Il n’explique pas le froid calcul de ce commerce inhumain. Il se contente de glisser entre les lignes du réel une aventure gorgée de l’émotion de cette époque. Cette nouvelle aventure est tissée d’enjeux forts (l’économie, l’esclavage, le pouvoir, mais aussi la famille et le déracinement) et ils rendent plus graves que jamais certains pans de son écriture.

« Comment est-il possible que ce jour-là, un cerveau si jeune, si limpide, aux milliards de neurones si parfaitement connectés, ne pense pas un instant aux cent cinquante esclaves qui travaillent sur ses terres de Saint-Domingue, aux cinq cent cinquante captifs enfermés sur La Douce Amélie, et à tous les autres ? Comment la perte de ses parents et de ses biens, ce minuscule cataclysme, ne lui fait-elle pas ouvrir enfin les yeux sur l'immensité des drames que vivent ces hommes et ces femmes ? Sur la fin de la liberté, la fin de tout un monde ? Sur les maisons et les parents disparus par millions ? Sur tous les enfants perdus ? »

Les illustrations de François Place, toujours aussi fines, intimes et grandioses, offrent à cette épopée une envolée propre aux grandes aventures : de la légèreté, de l'ampleur et de la consistance. 

Aussi, la dernière partie du roman m'a totalement happé et je n'ai pu m'arrêter de lire qu'après la dernière ligne, les doigts usées comme la corde à force de frénétiques pages tournées et les yeux gonflés de sommeil comme les voiles d'un bateau. Le souffle court d'avoir tant voyagé, je me suis retrouvé là, un peu plus ému, un peu plus heureux, un peu plus grandi d'avoir lu ce roman dont la construction tourbillonnante et le final virtuose donnent le tournis.
On retrouve dans cette nouvelle trilogie tout le sel de l’écriture de Timothée de Fombelle. Certains schémas et astuces narratives feront échos aux plus fervents lecteurs de l’auteur qui retrouveront avec mélancolie et bonheur la plume d’un auteur dont on ne présente plus le talent. Et pourtant, le souffle de l’Histoire n’avait jamais autant habité une de ses aventures et il se renouvelle là avec éclat tout en renouant avec l’urgence et l’insouciance de ses premiers romans. Au présent, préparant une trilogie, de façon linéaire et en cavalant aux côtés d’une galerie de personnages vivants et incarnés, Timothée de Fombelle raconte. La chronologie se déroule comme une bobine de fil derrière laquelle on court pour tenter de la rattraper… et surgit en nous le plaisir que suscite d’ailleurs chacun de ses romans : le plaisir des histoires. Des histoires où enfants, pirates, villes, aventure, océan, contes et magie cavalent. Des histoires douloureuses ou virevoltantes, et peut-être même les deux. Des histoires où l’Histoire s’invite. Malheureusement. Des histoires de liberté. Des histoires devant lesquelles s’asseoir pour simplement écouter.
« Et peut-être qu'Alma et sa liberté ont raison, pense Nao en la regardant. Oui, elle sera mieux à semer sa fièvre dans les collines plutôt qu'à attendre ici. »