La première fois que j’ai entendu parler d’Alma, au-delà de la joie extatique qui
m’habitait à l’idée d’une nouvelle grande histoire signée Timothée de Fombelle
(on ne change pas une équipe qui gagne, n’est-ce pas), j’ai d’abord été
gaiement étonné d’apprendre que son prochain héros serait une héroïne. Pour un
auteur qui donne toujours vie à des personnages secondaires féminins hauts en
couleurs – de la mystérieuse Elisha à l’envoûtante Oliå en passant par la tempétueuse
Ethel et la rassurante Mademoiselle – cela annonçait une héroïne incarnée et un
vent de nouveauté peut-être pas si anodin. Après Tobie, Vango, Joshua Perle… ce
serait donc Alma. Alma. Un nom derrière lequel Timothée de Fombelle annonçait
une épopée entre trois continents au temps du commerce triangulaire. Un nom et
un synopsis qui tiraient derrière eux le parfum des embruns, la piqûre du sel,
la morsure de l’océan et le vent de l’exil. Evidemment. Si Timothée de Fombelle
envoyait une héroïne arpenter les lignes de son nouveau roman, c’était pour
mieux renouer avec ses thèmes de prédilection : « la routine, l’exil,
les grands espaces », comme il le dit dans une interview qu’il a accordée
à Babelio, site pour lequel je travaille. J’avais vu juste. Non pas par un
incroyable talent de perspicacité, mais car c’est bien là le talent de Timothée
de Fombelle à dresser un décor et une histoire en trois mots tendus comme un
cadeau. Cependant, j’étais loin de me douter des éléments qui venaient encore
derrière, accrochés à ce roman comme des coquillages à la poupe d’un bateau. Le
souffle de la trilogie, l’enivrant présent des contes, la farandole inattendue
de personnages qui font se demander au lecteur s’il n’y a pas plutôt une
poignée de héros et héroïnes à ce roman, la douleur de l’histoire réveillée par
la vie, le tissu de la réalité et de l’imaginaire que mon auteur favori sort
d’un placard pour nous en couvrir le temps de quelques dizaines de pages. On ne
connaît jamais mieux les secrets d’une histoire qu’en s’asseyant pour
l’écouter. Et celle-ci, contée par Timothée de Fombelle, m’a une fois de plus
emporté. Serez-vous surpris d’apprendre qu’Alma
m’a enivré et renversé le cœur et que je n’ai plus qu’une hâte, après vous
avoir enjoint à le lire : pouvoir lire la suite ? Embarquez donc avec
moi le temps d’une chronique et larguons les amarres vers le fougueux pays des
histoires.
Le pays des histoires, c’est d’abord celui des Okos. Les Okos, c’est la douce astuce de Timothée de
Fombelle dans la tempête de son histoire, de l’Histoire. C’est grâce à ce
peuple fantasmé qu’il embarque le lecteur, qu’il ajoute une couche de mystère à
la trilogie et qu’il lui donne une impulsion. Comme un coup de talon sur la
croupe d’un cheval, le mystère des Okos que Timothée de Fombelle selle au début
du roman donne l’impulsion à l’histoire pour se mettre soudain à galoper dans
l’imaginaire du lecteur. Une vallée de bonheur, une dernière famille, une Alma qui va être jetée dans les chemins de l'Histoire, une paix fragile comme une toile
d’araignée. Il suffit d’un souffle et de quelques chapitres et la machine est lancée.
Mais comme je l’évoquais en introduction, ce qui m’a
particulièrement frappé dans ce nouveau roman, c’est sa large et fourmillante galerie de
personnages qui se battent le premier rôle. Si la trilogie porte le nom d’Alma
et bien qu’on voie vite l’intrigue se nouer autour d’elle comme le fruit autour
de son noyau, Timothée de Fombelle nous embarque aux côté de plusieurs figures
fortes et attachantes, à commencer par sa famille. Elle était certes vitale
dans ses précédents romans – ses héros étaient souvent en fuite vers leur
propre histoire et en quête d’une famille – elle est ici à l’origine de
l’aventure et l’on suit presque tous ses membres séparément. Cela s’explique
par un simple et important tour de passe-passe d’écrivain. Plutôt que de
renverser la chronologie dans tous les sens à la façon de Tobie Lolness et Vango,
Timothée de Fombelle remet ici les choses dans l’ordre chronologique, raconte
son histoire au présent et donne ainsi un sens nouveau à sa narration. (Il en
parle lui-même dans la vidéo qui sortira sur ma chaîne incessamment sous peu… !) Son histoire trouve dans cette construction une vitalité flamboyante et
un enjeu puissant : le but d’Alma – rassembler sa famille semée aux quatre
vents – devient celui du lecteur. Et la famille n’est pas un idéal ou un
souvenir lointain rêvé par son héros mais un paradis perdu auquel on a nous-même
goûté. Mais plus encore que la famille d’Alma, ce sont plusieurs personnages
d’abord déconnectés de sa trajectoire qui vont faire irruption dans le roman.
Joseph d’un côté, le matelot intrépide, joyeux mais mystérieux. Amélie, aussi,
la fougueuse, fascinante et coriace jeune Rochelaise.
« S'il l'éteignait, maintenant, il resterait assez de lumière pour toute une vie, car deux petits feux viennent de s'allumer devant Joseph. Les yeux d'Alma. »
Peut-être aurez-vous le sentiment, en me lisant, que Vango
était déjà passé par là question fresque de personnages ébouriffante. Mais la
particularité d’Alma, c’est bien la
place qu’ils tiennent dans l’histoire. Tout autant héros et héroïnes les uns
que les autres, leur fils narratifs respectifs se lient avec habilité et même
sans flashbacks, Timothée de Fombelle surprend par la limpide complexité qu’il
crée avec tout ça.
Alors oui, certains passages, notamment dans La Belle
Amélie, ont légèrement égaré mon attention. Là où les pesants mystères de La
Rochelle et l’envoûtante magie des Okos m’ont happé, cet impressionnant navire,
lieu d’intrigues et de tensions, m’a parfois un peu plus ennuyé. Difficile de
comprendre s’il s’agit d’un simple désintérêt personnel (j’ai pourtant adoré
les quelques chapitres de Tous les bruits
du monde qui flairaient bon le goût du sel et les histoires de pirates des Trois vies d’Antoine Anacharsis)… ou
plutôt de quelques longueurs qui auraient mérité d’être élaguées pour fuser sur
l’écume.
Mais cet aspect de mon point de vue reste minime, c’est le
grain de poussière un peu gênant qu’on a tôt fait d’oublier tant l’ensemble est
solide et brillant. Il faut reconnaître aussi que si Timothée de Fombelle
revient avec Alma à une série de
romans un peu plus jeunesse que ne l’étaient ses derniers grands romans (Le Livre de Perle ou Vango), ce n’est pas une raison pour
dire que sa plume perd en subtilité, sa narration en tension et ses sujets en densité.
Timothée de Fombelle a souvent dit que la littérature jeunesse était un défi
pour lequel il faut se mettre sur la pointe des pieds, à hauteur de
l’imaginaire des enfants. Il le prouve avec ce nouveau roman, qui prend place à
la fin du XVIIIème siècle, en pleine traite des noirs. Le sujet du racisme
toujours aussi important aujourd’hui, et malheureusement d’actualité, est ici
abordé avec humilité et ambition. Il transperce l’aventure mais aussi
l’écrivain qui transparaît presque derrière ses personnages, comme pour dire au
lecteur qu’il a besoin d'aide à comprendre. Avec Alma, Timothée de Fombelle raconte mais n’explique pas. Il
n’explique pas la cruauté. Il n’explique pas le froid calcul de ce commerce
inhumain. Il se contente de glisser entre les lignes du réel une aventure gorgée
de l’émotion de cette époque. Cette nouvelle aventure est tissée d’enjeux forts
(l’économie, l’esclavage, le pouvoir, mais aussi la famille et le déracinement)
et ils rendent plus graves que jamais certains pans de son écriture.
« Comment est-il possible que ce jour-là, un cerveau si jeune, si limpide, aux milliards de neurones si parfaitement connectés, ne pense pas un instant aux cent cinquante esclaves qui travaillent sur ses terres de Saint-Domingue, aux cinq cent cinquante captifs enfermés sur La Douce Amélie, et à tous les autres ? Comment la perte de ses parents et de ses biens, ce minuscule cataclysme, ne lui fait-elle pas ouvrir enfin les yeux sur l'immensité des drames que vivent ces hommes et ces femmes ? Sur la fin de la liberté, la fin de tout un monde ? Sur les maisons et les parents disparus par millions ? Sur tous les enfants perdus ? »
Les illustrations de François Place, toujours
aussi fines, intimes et grandioses, offrent à cette épopée une envolée
propre aux grandes aventures : de la légèreté, de l'ampleur et de la
consistance.
Aussi, la dernière partie du roman m'a totalement happé et je n'ai pu m'arrêter de lire qu'après la dernière ligne, les doigts usées comme la corde à force de frénétiques pages tournées et les yeux gonflés de sommeil comme les voiles d'un bateau. Le souffle court d'avoir tant voyagé, je me suis retrouvé là, un peu plus ému, un peu plus heureux, un peu plus grandi d'avoir lu ce roman dont la construction tourbillonnante et le final virtuose donnent le tournis.
On retrouve dans cette nouvelle trilogie tout le sel de
l’écriture de Timothée de Fombelle. Certains schémas et astuces narratives
feront échos aux plus fervents lecteurs de l’auteur qui retrouveront avec
mélancolie et bonheur la plume d’un auteur dont on ne présente plus le talent.
Et pourtant, le souffle de l’Histoire n’avait jamais autant habité une de ses
aventures et il se renouvelle là avec éclat tout en renouant avec l’urgence et
l’insouciance de ses premiers romans. Au présent, préparant une trilogie, de
façon linéaire et en cavalant aux côtés d’une galerie de personnages vivants et
incarnés, Timothée de Fombelle raconte. La chronologie se déroule comme une
bobine de fil derrière laquelle on court pour tenter de la rattraper… et surgit
en nous le plaisir que suscite d’ailleurs chacun de ses romans : le
plaisir des histoires. Des histoires où enfants, pirates, villes, aventure,
océan, contes et magie cavalent. Des histoires douloureuses ou virevoltantes,
et peut-être même les deux. Des histoires où l’Histoire s’invite. Malheureusement. Des histoires
de liberté. Des histoires devant lesquelles s’asseoir pour simplement écouter.
« Et peut-être qu'Alma et sa liberté ont raison, pense Nao en la regardant. Oui, elle sera mieux à semer sa fièvre dans les collines plutôt qu'à attendre ici. »
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