Des voyages dans le temps




                 Le voyage dans le temps, à l’égal d’autres fantasmes humains– voler, être immortel, avoir de super pouvoirs, etc. – est un thème récurrent en littérature et donc aussi dans les romans jeunesse. Je vous avais déjà parlé, par exemple, du captivant et fascinant Hier tu comprendras.
Pourtant, dès qu’un auteur choisit de l’intégrer à son ouvrage, il doit alors être très vigilant, car cela implique beaucoup de possibilités, de nouvelles pistes, de difficultés en somme. La moindre interférence dans le passé pourrait, théoriquement, bouleverser le futur. C’est d’ailleurs pourquoi il existe un genre – sur lequel j’ai réalisé mon TPE*– appelé uchronie dans lequel se situent tous les romans qui, à partir d’un évènement historique précis, imaginent comment l’avenir serait altéré si cet évènement n’avait pas lieu ou se déroulait différemment.

                Par exemple, dans L’Affaire Jane Eyre de Jasper Fforde – un des ouvrages étudié pour mon TPE – les personnages (qui vivent dans un monde complètement déluré … en 1985) peuvent non pas voyager dans le temps mais dans les œuvres littéraires … L’idée est non seulement très originale mais aussi très bien menée. Jasper Fforde entraîne son lecteur dans une histoire rocambolesque où on suit une enquêtrice qui travaille dans un secteur bien particulier : le Service des Opérations Spéciales de Détection littéraire qui sert à identifier les plagiats, erreurs de copyrights, etc. L’univers créé par Jasper Fforde est déjanté et grouille de détails tous plus surprenants et extravagants les uns que les autres. Ce monde un peu bordélique est le décor parfait pour une aventure policière et littéraire fraîche, inédite et passionnante. En outre, ce monde est la conséquence d’un évènement peu connu mais non négligeable : la guerre de Crimée. Dans ce roman, elle n’a jamais pris fin … L’engendrement causé par cette altération reste flou et on ne comprend pas vraiment comment cela a-t-il pu provoquer tous ces bouleversements, mais on n’en reste pas à nos interrogations tant l’intrigue est prenante et foisonnante.
                C’est d’ailleurs ce qu’introduit le multivers de Leonardo Patrignani dans Multiversum. Le multivers correspond à tous les univers potentiellement existants. Ils sont donc infinis puisque chaque seconde peut engendrer plusieurs lignes temporelles différentes et ainsi de suite. C’est réellement fascinant, vertigineux, mais habilement mené par ce talentueux auteur. Dans le second tome l’uchronie et – surtout – la science-fiction, se font plus présentes et proposent un autre monde, futuriste, étonnant et passionnant. Je vous conseille ardemment de lire cette série ! Vous ne pourrez pas dire que je n’en ai pas assez parlé …

                Voyage dans le temps et uchronie sont finalement étroitement liés. Et s’il peut y avoir uchronie sans voyage dans le temps, il ne peut y avoir voyage dans le temps sans uchronie. C’est-à-dire que chaque auteur venant à user de cette technologie, de ce pouvoir ou que sais-je se confrontera aux altérations temporelles.
Le maître dans cet art, en tout cas en littérature jeunesse, est selon moi Alex Scarrow. Avec sa série Time Riders, il imagine un futur où la machine à voyager dans le temps a été inventée. Seulement, grand nombre de personnes cherchent alors à s’en servir à des fins personnelles pour aller changer le passé à leur profit. Dans le premier tome par exemple, un néonazi va dans le passé pour tenter de faire gagner la guerre à Hitler. Du coup, une agence est constituée, avec plusieurs unités de « Time Riders » (littéralement « chevaucheurs de temps »), pour réparer ces altérations. Il maîtrise avec beaucoup de talent ses histoires, alors que le challenge est de taille, tout en plaçant l’ensemble de sa série sous un mystère et un suspense insoutenables. Le dernier tome que j’ai lu est le quatrième (j’en ai quelques-uns de retard en effet …) et c’était un des meilleurs de la série ... avec, comme à chaque fois, une fin en forme de cliff-hanger redoutable. L’époque altérée (la guerre de Sécession) prend alors des allures steampunk voire fantastique ce qui crée un univers chimérique fascinant. Il reste parfois trop dans l’action et engendre donc parfois un sentiment de distance face à l’intrigue, mais arrive quand même à rendre ses personnages profondément attachants.

                Puisque les difficultés sont de taille, il est donc facile de, au pire se rater,  au mieux s’égarer. C’est un peu le cas il me semble – malheureusement – pour un roman de la collection Wiz d’Albin Michel : Parle-moi. C’est l’histoire d’une jeune fille qui, son diplôme en poche, le lycée fini, se retrouve larguée par son copain et sans plus d’amis, puisqu’elle lui a consacré tout son temps. Alors, après un malheureux accident, elle passe un appel avec son téléphone cassé et se retrouve au bout du fil avec … elle-même, trois années plus tôt, en première année de lycée. J’ai beaucoup aimé l’idée et le roman se lit rapidement, car l’auteure accroche son lecteur à cette histoire légère et malgré tout prenante. Par contre, il reste assez superficiel et Sarah Mlynowski ne va pas en profondeur de son histoire. Son style reste assez simple, voire peu littéraire, trop oral, et elle s’égare un peu dans les lignes temporelles de son intrigue, empruntant certaines solutions de facilité. Les personnages aussi sont assez superficiels. L’héroïne reste attachante mais parfois agaçante. J’ai tout de même passé un bon moment, qui – disons – « détend », mais je reste sur ma faim.

                Enfin, c’est l’auteure américaine Ann Brashares, dont je suis fan – qui a écrit Quatre filles et un jean, Toi et moi à jamais, L’amour dure plus qu’une vie – qui s’est récemment adonnée à l’exercice. Elle avait déjà un peu abordé le thème du temps avec L’amour dure plus qu’une vie. Dans Ici et maintenant, elle le met au service d’une histoire qui se situe entre science-fiction et dystopie dans une époque … actuelle. C’est un mélange audacieux, original et captivant. Dans un monde futur pollué et infesté de maladies, l’Homme ne peut plus vivre, et quelques chanceux sont envoyés dans le passé pour la survie de l’humanité et voir s’il est possible, plus tard, de faire venir encore d’autres Hommes. Le contexte reste assez flou, c’est le but, intrigant, et est adroitement construit. Dans le passé (notre présent) une véritable société miniature se constitue. Une société qui a tendance à oppresser ceux qui en font partie, puisqu’ils doivent suivre des règles strictes impliquant notamment le moins de contacts avec les autres Hommes pour éviter des altérations temporelles. Pourtant, Prenna, le personnage principal, va tomber amoureuse d’Ethan, un lycéen comme les autres … un lycéen très attachant, drôle, porteur d’espoir et de vie pour elle, qui vit dans une société hors du temps, comme en pause, depuis son arrivée dans notre présent. Les voilà lancés dans une aventure pour tenter de sauver le futur. Ann Brashares délivre un message profondément touchant, en affirmant écrire ce roman pour « être nostalgique du présent ». En somme s’ouvrir à sa beauté et prendre conscience qu’il faut la préserver. Le dénouement de ce roman, qui se lit passionnément d’une traite, n’est pas véritablement heureux, ni tranché.
Non, Ann Brashares, avec la délicatesse et la tendresse qui caractérisent ses romans, délivre l’espoir à ses personnages … et ses lecteurs. Loin d’être aussi marquant que ses précédents ouvrages, Ici et maintenant n’en est pas moins un coup de cœur pour son originalité, et la douceur et la fougue qui l’habitent, la fougue de l’espoir : celui de changer le futur.

                Sans doute, comme l’affirme Alex Scarrow, vaut-il mieux que nous ne puissions jamais voyager dans le temps. Mais il est bon, bien qu’illusoire, de croire que nous pouvons être maîtres du temps et de son déroulement en allant à notre gré dans le passé ou le futur. Ce qu’Ann Brashares cherche en fait à transmettre avec son dernier roman c’est que nous sommes bel et bien maîtres du temps. En tout cas de l’avenir. Le passé est figé. Mais c’est ici et maintenant que nous pouvons faire de l’avenir un monde meilleur.

*Travaux Pratiques Encadrés : sorte d’exposé (dossier et oral) réalisé en fin d’année de première pour le baccalauréat